Le Bouquiniste Mendel - Stefan ZWEIG


En entrant dans un café à Vienne, le narrateur est pris d'un étrange sentiment de déjà-vu et après s'être forcé au souvenir, il se souvient que 20 ans auparavant, la table à côté de la cabine téléphonique était autrefois occupée par Jacob Mendel, un vieil homme connu pour connaître par coeur tous les éditeurs, les livres et leurs années de publication. Son étrange don avait cependant un versant moins intéressant : il ne prêtait aucune attention au contenu des livres, juste le titre, et ne se préoccupait guère de son environnement : ni les nouvelles dans les journaux, ni les bruits des conversations ne le dérangeaient. Interrogeant les nouveaux patrons du café qui ignorent tout du destin du vieil homme, le narrateur obtient des réponses auprès de la  femme de ménage des toilettes du café qui y travaille encore.

J’éprouvais seulement une sourde tension, une préoccupation, car je me rendais compte, sans deviner pourquoi, que j’étais déjà venu ici une fois, des années auparavant, et qu’une obscure réminiscence me liait à ces murs, à ces chaises, à ces tables et à cette salle enfumée. 

Il se trouve que Mendel était resté de nationalité russe et que lorsqu'il écrivit à des éditeurs pour obtenir la mise à jour de leur catalogue, il fut pris pour un espion entretenant une correspondance suspecte et envoyé en prison avant d'être libéré grâce à l’intercession hauts fonctionnaires bibliophiles qui ont entendu parlé de ses étonnantes capacités mémorielles du monde des livres. Libéré, Mendel ayant perdu son étonnante mémoire ne peut reprendre ses maigres activités qui lui permettait de vivoter et, pris sur le fait à manger des petits pains dans le café qui lui en offrait autrefois, se sauve en plein hiver sans manteau et meurt d’une pneumonie. La vieille femme désolée de ce qui est arrivé au pauvre Mendel décide de conserver pour elle le livre resté sur la table lorsqu'il s'est enfui ; elle qui n'a jamais lu qu'un livre de prière, ignore qu'elle a hérité d'une anthologie de la littérature érotique. 

Il avait fallu que ce soit précisément ce catalogue scabreux qui tombât entre ces mains ridées, rougies et gercées, et ces mains ignorantes qui n’avaient jamais rien tenu d’autre que des livres de prière ! J’avais grand-peine à réprimer le sourire qui me venait aux lèvres, et cette hésitation troubla la femme qui me demanda si c’était un ouvrage précieux ou bien si, à mon avis, elle pouvait le conserver. Je lui serrai affectueusement la main. « Ne vous en faites pas, gardez-le ! Notre vieil ami Mendel serait très heureux qu’au moins une parmi les milliers de personnes à qui il a procuré un livre se souvienne encore de lui. »




Ayant vu passer cette proposition de lecture d'été, ni une ni deux, je me suis précipité sur le site Ebooks libres et gratuits pour télécharger cette nouvelle. Zweig est "mon" auteur, j'ai tout lu, mais j'ai peu résumé mes lectures, surtout dans ma période "off" où je n'avais plus envie de rédiger mes avis au fur et à mesure. 35 pages se lisent vite. Mais quel bonheur ! quelle beauté que ces paragraphes délicats !

Puis je partis, un peu honteux devant cette brave vieille qui était restée fidèle à ce mort, d’une façon si simple et pourtant si humaine. Car elle qui n’avait pas fait d’études, elle avait conservé au moins un livre pour mieux se souvenir de lui. Tandis que moi, j’avais oublié Mendel pendant des années, moi qui devrais pourtant savoir que l’on ne fait des livres que pour rester lié aux hommes par-delà la mort et pour nous défendre ainsi contre l’ennemi le plus implacable de toute vie, le temps qui passe et l’oubli.


publié en 1929



illustration : Alexei Ilyich Kravchenko, illustration pour la nouvelle du bouquiniste Mendel traduit en russe (Gravure sur bois)

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