Les catilinaires - Amélie NOTHOMB


Juliette et Émile Hazel, un couple de sexagénaires fusionnels à la retraite, s'installent à la campagne dans la maison de leurs rêves mais déchantent lorsque leur voisin Palamède Bernardin se met à traverser le pont qui sépare leurs deux maisons chaque jour entre 16 et 18 heures pour se faire offrir un café.
Au début surpris, puis agacés, puis effrayés, ils ne savent pas comment rompre cette invasion méthodique : s'absenter, ne pas répondre au tambourinement de leur voisin sur leur porte close, n'est pas la solution car le bougre insiste lourdement.
Tout change lorsqu'ils lancent une invitation incluant Bernadette l'épouse du voisin : celle-ci est difforme, ne parle pas et pousse uniquement des petits cris d'animaux, elle ne mange que des liquides et adore le chocolat chaud.


L'après-midi même, vers 4 heures, quelqu'un frappa à la porte.

J'allais ouvrir. C'était un gros monsieur qui semblait plus âgé que moi.  

- Je suis monsieur Bernardin. Votre voisin.

Qu'un voisin vienne faire la connaissance de nouveaux arrivants, a fortiori dans une clairière bâtie de deux maisons en tout et pour tout, quoi de plus normal ? En outre, il n'avait pas plus quelconque que le visage de cet homme. Je me souviens pourtant d'être resté figé d'ahurissement, comme Robinson lors de sa rencontre avec Vendredi.

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- Bien sûr. Vous êtes le docteur. Entrez.

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Le lendemain, vers 4 heures, monsieur Bernardin vint frapper à la porte.

Comme je le faisais rentrer, je pensai qu'il allait nous annoncer  la visite de courtoisie de madame Bernardin.

Le docteur prit le même fauteuil que la veille, accepta une tasse de café et se tut. (pages 16, 17 et 18)




 
Le titre se réfère aux "Catilinaires" qui sont les discours du consul Cicéron qui s'insurgeât contre le noble Catilina (63 av. J.-C.) ; ses discours dénoncent avec beaucoup d'éloquence les agissements de Catilina (corruption et violence) contre la République romaine qu'il cherche à renverser. Ces discours sont devenus des exemples emblématiques d'éloquence et de rhétorique.

 

J'ai adoré lire ce roman qui démarre comme un thriller (le voisin est très bizarre on craint le pire) et qui très vite se transforme en enquête (le voisin séquestre-t-il son épouse monstrueuse ?). On rit beaucoup, surtout lorsque l'on connait un peu la vie de l'auteur (l'amour du Japon) et son humour caustique qui met l'accent sur les stupidités et incongruités.

La description de Bernadette, que les époux appelle "le kyste" (car ils ont imaginé que l'épouse était une émanation de leur voisin lui même obèse) m'a fait penser au personnage de Prétextat Prat (de son roman L'hygiène de l'assassin) mais surtout au navigateur de la guilde (de 3è classe !) dans le film Dune (1984) :

Le voisin avait franchi notre seuil puis tendu la main au-dehors : il avait tiré vers l'intérieur quelque chose d'énorme et de lent. Il s'agissait d'une masse de chair qui portait une robe, ou plutôt que l'on avait enrobé dans un tissu. (p.66) 

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A ma grande surprise, un tentacule de gras se détacha de la masse et se laissa toucher par les doigts de ma femme. Je n'eus pas le courage de l'imiter. Je conduisis au salon les deux poids lourds.(p.67)

.../...

Bernadette ne possédait pas de nez ; de vagues trous lui tenaient lieu de narines. De minces fentes situées plus haut comprenaient des globes oculaires : peut-être des yeux, dont rien ne permettait d'affirmer qu'ils voyaient. Ce qui m'intriguait le plus était sa bouche : on eut dit celle d'une pieuvre. Je me demandais si cet orifice avait la faculté de produire des sons. (p.67)


L'auteur n'y va pas avec le dos de la cuillère dans ses réflexions satiriques sur le physique des voisins, c'est toutefois très drôle car on lit de plein fouet le décalage entre les apparences monstrueuses et hors normes des 
Bernardins et le comportement stoïque des Hazel qui désirent plus que tout sauver les apparences et faire "comme si" ils ne remarquaient rien d'anormal.

Après la période de soumission des Hazel devant l'impolitesse de leur voisin envahisseur mutique, vient le temps de la revanche sourde.

Le kyste lampait la sauce avec des beuglements de volupté. C'était répugnant, mais nous étions ravis. La colère rentrée de son mari nous rendait encore plus heureux.

Je me lançai dans un monologue sur le rôle de Parménide quand à l'élaboration du vocabulaire philosophique. J'eus beau être odieux, harassant, confus et aride, mes hôtes ne donnèrent aucun signe d'exaspération.

Peu à peu, je compris qu'ils appréciaient ma logorrhée. Non parce qu'elle les intéressait, mais parce qu'elle les berçait. (p.76)

Les Hazel contre-attaquent en s'introduisant de force à leur tour chez leur voisin tels des chevaliers missionnés dans le sauvetage de la créature Bernadette.

Après le déjeuner nous allâmes frapper à leur porte (je pensais que c'était le monde à l'envers). Personne n'ouvrit. Je me mis à taper comme une brute, à l'exemple de Palamède cet hiver, mais je n'avais pas sa force. Il n'y eu aucune réaction.

- Et dire que moi, je me croyais obligé de lui ouvrir ! m'exclamai-je, les poings en feu. (p.128)


Une lecture jubilatoire qui met en scène presqu'exclusivement deux couples qui s'opposent dans un vaudeville diabolique : les gros qui vivent reclus du fait de leur physique et les minces qui choisissent de vivre reclus pour profiter de leur nouvelle liberté.
 
paru en 1995



illustration : Andy Zhang (licence gratuite sur Unsplash

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