La récréation est finie - Dario FERRARI

photo de la Graziella par Martin Castro via Unsplash

 

La récréation est finie sonne la prise de conscience de Marcello Gori, un trentenaire plutôt désabusé qui se laisse porter par une certaine fatalité, s'oppose à son père qui souhaite qu'il reprenne son café, vit encore chez sa mère et globalement à ses crochets et partage son temps libre entre son groupe d'amis de toujours et sa petite amie, docteur en médecine. Tout commence lorsqu'il est admis pour passer sa thèse et bénéficier d'une bourse conséquente (1200€ par mois durant 3 ans), octroyée à seulement deux doctorants de l'université de Pise ; grâce à cette étape, il entrevoit la possibilité d'une vraie carrière universitaire, de quoi assurer un avenir qu'il n'osait plus espérer.
— Je commence mon doctorat en janvier. 
— Et donc ?
— Donc l’université me versera une bourse pour faire de la recherche.
— À toi ? 
— À moi, oui. C’est la première étape pour devenir professeur des universités.
Mon père n’est pas assez familier avec le monde universitaire pour faire la moindre objection et je pense que l’idée qu’il puisse me sous-estimer lui a, l’espace d’un instant, traversé l’esprit. Cette hypothèse ne dure qu’une fraction de seconde, et je suis sûr qu’aussitôt après il a dû commencer à se dire que le doctorat, dont il chanterait sans nul doute les louages si les enfants des autres l’entreprenaient, doit être une chose privée de toute valeur ou presque.
Raffaele Sacrosanti, son directeur de thèse balaye les sujets qu'il avait laborieusement préparés, Marcello n'est pas un forcené des études et travaille juste ce qu'il faut pour se maintenir, et lui suggère de s'intéresser à un écrivain peu connu : Tito Sella, et lui fait miroiter l'avantage de s'intéresser à un auteur que personne n'a jamais étudié, ce qui fera de lui une sommité.
À votre place, je pencherais pour une thèse en études italiennes, qui présenterait plusieurs avantages : d’abord, un sujet circonscrit permet de produire un travail plus solide, mieux étayé et finalement plus vendeur sur le plan académique. Ensuite, pensez au futur : avec une thèse sur Bolaño et les autres, vous ne trouverez pas d’interlocuteurs, tandis qu’une thèse sur un auteur italien, même mineur, fera de vous un chercheur intéressant pour pratiquement tous les départements d’Italie. Et plus encore à l’étranger, où un Italien spécialisé en littérature italienne peut facilement trouver un poste.
C'est ainsi que l'obscur et éternel étudiant de 30 ans s'engage sur les traces de Tito Sella (1953-1998), qui prit part à des actions révolutionnaires durant les "années de plomb" (années 70), participa à un enlèvement qui a mal tourné et fut condamné à la prison où il finit ses jours.
Ses archives seront bientôt consultables. Elles seront sans doute données à la Bibliothèque nationale de France, à Paris. Ce serait en outre une bonne excuse pour passer quelques mois à l’étranger : le cas échéant, je vous indiquerai des collègues de Nanterre qui sont d’excellents italianistes. Et, de cette façon, vous pourrez envisager de faire une thèse en ayant à votre disposition des notes et des éléments préparatoires. C’est probablement un travail très différent de ce que vous aviez en tête, mais il en résulterait quelque chose de pertinent, j’en suis sûr, et aussi de beaucoup plus vendeur sur le plan académique. Et si vous retrouviez au fond d’un carton d’archivage La Fantasima, son récit autobiographique dont on prétend qu’il a été perdu, ce serait le jackpot. Qu’en dites-vous ?
Le versement de ses manuscrits se trouvant à la bibliothèque nationale de France, Marcello s'y rend car il compte y découvrir des inédits, dont une autobiographie que personne n'a jamais lue, sans se douter un instant qu'il va mettre en route une machinerie qui aura plusieurs effets collatéraux sur sa propre vie et sur la révélation d'un secret bien gardé depuis l'attentat meurtrier.



Ce roman est une pépite découverte par hasard sur le site de Netgallay France que je consulte régulièrement. L'idée d'un récit fusionnant 2 trajectoires humaines m'intéressait et j'ai été happée dès le premier chapitre.
Le plus souvent, je m’efforce de ne rien faire et de tout remettre à plus tard, jusqu’au moment où, toutes les possibilités envolées, je peux regagner mon cocon d’inefficacité et m’y abandonner.
Le roman divisé en 6 parties dont "La Fantasima" et un épilogue qui m'a retourné le coeur même si le résultat est jubilatoire. "La Fantasima" se veut être le récit autobiographique de Tito Sella, mais l'on apprend plus loin que c'est Marcello qui l'a écrit après l'étude de ses correspondances privées.
C’est ici que s’arrêtent les archives Sella et par conséquent ma reconstitution de son histoire. Comme je n’ai pas une grande vie sociale durant ces premières semaines à Paris et qu’il est difficile d’être à Paris sans se prendre pour un poète maudit*, à partir des archives personnelles de Tito Sella j’ai décidé, contre tout bon sens, de composer de ma main ce qu’il aurait voulu écrire, à savoir la fameuse Fantasima.
Car peu à peu Marcello vient à trouver de l'intérêt et de l'empathie pour cet homme qui, comme lui, est né à Viareggio (30 minutes de Pise).
— Tu sais, Sacrosanti ne fait rien d’inhabituel, m’explique-t-il. Et de toute façon le rôle de Raffaele est fondamental : c’est justement parce que c’est un baron à l’ancienne que les choses fonctionnent. Il en profite, bien sûr, mais en même temps il soulage tout le département. S’il partait, ce serait le chaos, un affrontement permanent de poids coqs pour grappiller des bribes de pouvoir. Sacrosanti empêche la guerre entre clans rivaux : il distribue à tout le monde, peu, certes, mais il attire sur lui la haine et la jalousie, évitant ainsi la guerre civile.
— OK, mais c’est quand même lui qui décide à la fin quel étudiant, doctorant ou chercheur fera carrière, contre toute forme de méritocratie.
— Allons, Marcello, ne joue pas les âmes pures. Tu te doutes bien que s’il y a des jeunes gens qui valent la peine d’être pris, il le sait. Et ceux qui prétendent qu’ils avaient plus de qualifications mais qu’ils ont été écartés au profit d’un sponsorisé sont en général des gens qui, au mieux, se font un film et, au pire, croient qu’ils valent quelque chose parce qu’ils ont autopublié cinq monographies illisibles manquant, je ne dirais même pas de valeur scientifique, mais simplement de ponctuation.
Le roman délivre les arcanes d'un monde universitaire de faux semblants (je pense qu'en France il en est de même) : dans ce théâtre d'ombres, les protagonistes se battent avec urbanité, mais gardent des atouts dans leur manche et les abattent au moment opportun (comme lorsqu'il fut question de déplacer un colloque vers une autre ville en échange d'une place de chercheur titulaire).
En quarante-deux minutes, le professeur Sacrosanti m’a rappelé qui je suis et pourquoi je fais ce que je fais, il m’a rappelé qu’il existait dans le monde un enchantement que les gens normaux n’imaginent pas, même s’il faut parfois des années de recherche pour l’entrevoir.
Une des clés du roman pourrait être dans ce passage :
Écoutez, je vais être franc avec vous : j’apprécie beaucoup les gens qui ont le courage de leurs ambitions, même quand elles vont à l’encontre du bon sens. Je dirai même plus : si les gens écoutaient toujours le bon sens, ce serait un désastre. D’abord, il n’y aurait pas de littérature. Songez à l’inconscience qu’il faut pour écrire la Divine Comédie, ou à l’indifférence au jugement d’autrui que doit avoir un bourgeois d’âge mûr pour vouloir entrer, pendant des années, dans la tête d’une femme de province même pas très sympathique. S’il est un ennemi de l’art, c’est assurément le bon sens. Néanmoins, je vais quand même vous parler de bon sens, notamment parce que ce que vous vous apprêtez à faire n’est pas écrire un roman, pour lequel je suggère d’avoir à la fois la plus grande rigueur et la plus grande audace. Vous allez entrer dans un monde professionnel très réglementé et même codifié. Et, dans ce monde, la circonspection est de mise.
où le directeur de thèse révèle à Marcello que le sujet de thèse doit soigneusement choisi sans oublier l'objectif à atteindre, surtout lorsque l'on sait pourquoi Sacrosanti impose ce sujet à son thésard.
De temps en temps, au lieu de “M. Gori”, il laisse échapper un “Marcello” qui m’autorise à me détendre ; je n’ai évidemment toujours pas le droit de l’appeler par son prénom, mais je n’aspire pas à cette intimité presque blasphématoire.
J'ai apprécié le style ponctué d'humour mais aussi de réflexions philosophiques sur devenir adulte, l'autonomie, le couple, la famille, la maternité et paternité, l'héritage spirituel de son milieu qui fait qu'il est très rare de pouvoir s'en détacher pour monter d'un cran, et jamais sans appui. Puis, l'auteur élabore un retournement dramatique vers la fin avec son retour en Italie pour accompagner sa mère après une attaque cardiaque de son père et apprend que son ami s'est donné la mort.
J’étais rentré chez moi prêt à trouver le potentiel cadavre de mon père et à prendre un café à Pise avec un ami. Au moment où je repars, celui qui devait être mort va bien (assez bien, disons), et l’ami avec qui je devais prendre un café n’est plus là : il ne reste de lui que des cartons de livres et les propos insensés des survivants. Et ce n’est pas tout : la seule chose que je rapporte à Paris, c’est le sentiment tenace que je ne connaissais finalement ni l’un ni l’autre, qu’ils n’étaient pour moi que des ombres, des constructions mentales, des fantômes qui n’avaient pas grand-chose à voir avec des personnes réelles. Cette brève parenthèse toscane m’a permis d’arriver à cette certitude : je ne comprends pas et ne comprendrai jamais les autres.
Quelques notes personnelles pour conclure cette leçon de littérature bienvenue tant il est rare de lire des romans de cette classe et que j'ai noté au fil de la lecture pour m'en souvenir :
  • Marcello et son éternelle fiancée sont tous deux "docteurs", 
  • la bicyclette utilisée par Marcello pour se déplacer dans Paris est une Graziella, modèle italien  est italienne et pas un Vélib' ou autre cycle prêt à prendre,
  • les livres dans le livre (trop nombreuses références pour n'en, citer que quelques unes,
  • l'amitié fidèle avec son ami Carlo qui se comporte comme un mentor, un grand frère et dont la disparition soudaine l'ébranle plus qu'il n'aurait imaginer,
  • un témoignage inattendu qui déloge le grain de poussière coincé dans le rouage de l'oubli et qui révèle la vérité lors d'une réaction en chaine,
  • et enfin "la perméabilité entre la vie et la littérature" : une mise en abîme qu'illustre parfaitement l'oeuvre de Magritte en couverture du roman : où le reflet de soi-même peut être seulement la projection d'un autre. 


J’ai consacré plusieurs jours aux livres de Carlo, avec des soins guère différents de ceux que ma mère apportait à mon père. J’ai essayé d’y mettre un peu d’ordre et parfois je me perdais à les feuilleter, à lire ses notes en marge, à admirer l’attention, l’intelligence, la passion et le temps que Carlo avait consacrés aux études. Je n’ai jamais rien fait avec un sérieux comparable au sien : d’un côté je le regrette, car je me rends compte que j’ai presque toujours vécu dans un état de demi-inconscience, et de l’autre il me semble que cette superficialité m’a en quelque sorte protégé, en m’éloignant de l’abîme dans lequel sont précipités ceux qui se livrent complètement, sans hésitation et sans protection, au risque d’être avalés sans même s’en rendre compte. Pas une seconde je n’ai envisagé de fusionner sa bibliothèque avec la mienne, de mettre mes livres couverts de mauvaises annotations au stylo et au surligneur à côté des siens, usés par de multiples lectures, soulignés au crayon d’un trait net qui semble tracé à la règle et commentés d’une minuscule écriture impeccable.

" La ricreazione è finita" publié en 2023
2025 pour la version française (traduction par Vincent Raynaud


illustration : bicyclette Graziella de Martin Castro via le site Unsplash

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