La joie ennemie - Kaouther ADIMI

Baya Mahieddine

L’équation des terroristes est simple : la culture = l’Occident = un péché = la mort.
C'est dans le cadre de l'exposition que l'Institut du monde arabe (IMA) consacre à l'artiste plasticienne Baya, que Kaouther Adimi s'installe pour "une nuit au musée" afin de se délivrer du poids du passé dramatique lié au terrorisme subit à partir de 1994. En se penchant sur les divers documents biographiques de Baya et admirant ses oeuvres si étonnantes, l'auteur parvient à dessiner une carte du tendre où la liberté se gagne par la force de l'espérance : celle de Baya obtenu par l'expression de son art, celle de l'auteur par l'exposition au grand jour de son passé dont certaines couches enfouies doivent être grattées au plus profond de sa conscience. 

Demain, le public arrivera en nombre pour découvrir l’exposition. Baya est mon point d’appui, la colonne vertébrale de ce texte.

exposition sur Baya à l'IMA (2022-2023)


J'ai choisi ce livre presque les yeux fermés car j'aime beaucoup cette collection originale de "Ma nuit au musée" (éditions Stock) où des écrivains sont invités à passer une nuit dans le musée de leur choix afin de se livrer à certaines introspections provoquées par le lieu imposant ; j'envisage de faire un rattrapage des livres précédents car à ce jour je n'en ai lu que 4 sur 24).

Outre l'histoire dramatique de l'auteur dont la vie s'étire entre l'Algérie et la France où son père suit un cursus universitaire payé par l'armée algérienne, puis retour obligatoire en Algérie alors en proie à la violence des groupes islamiques armés ; le père intraitable refuse d'être considéré comme déserteur et c'est dans la clandestinité que la famille doit alors survivre. Ces années d'angoisse lui laisse des cicatrices invisibles que seule la reconstitution laborieuse - quoique forcément incomplète - des souvenirs récoltés auprès de sa famille de ces années terribles (carnets d'enfance, lettres, films restaurés) saura assouplir et effacer.

Très beau texte parfois déconcertant par les multiples voyages entre passé et présent, entre la vie de Baya et celle de l'auteur, mais que j'ai lu d'une traite et qui m'a donné la curiosité d'en savoir plus sur Baya dont je n'avais jamais entendu parlé avant ce roman. J'ai particulièrement apprécié le passage où il est question de trier les souvenirs, les archives, ce qui entraine obligatoirement l'effacement d'une réalité. Très beau.



Dans Trace et archive, Jacques Derrida affirme : « Il n’y a pas d’archive sans destruction, on choisit, on ne peut pas tout garder. Là où on garderait tout, il n’y aurait pas d’archives. L’archive commence par la sélection, et cette sélection est une violence. Il n’y a pas d’archive sans violence. » Me voici donc propriétaire de deux archives : celle qui est sur les cassettes et celle que je porte en moi. Et entre les deux, un gouffre. Ces images filmées allaient rester, mais elles ne raconteraient jamais toute l’histoire. Elles diraient seulement ce qui avait été autorisé à exister. Pas la nuit, pas les cris étouffés, pas le silence. Peut-être est-ce là tout le projet de ce livre : inventer une contre-archive. Raconter à côté, en-dessous, parfois contre. Reprendre les fragments, les débris, les blancs, et les inscrire dans le récit. Non pas pour rétablir la vérité – il n’y en a pas – mais pour faire exister ce qui, sans cela, serait à jamais absent.


À court d’argument, j’ai fini par lui reprocher de nous avoir ramenés dans la guerre. Il s’est tu un long moment, et puis, d’une voix rauque, froide, il a marmonné : « Je vous offre un pays. Ici, personne, jamais, ne vous dira que vous n’êtes pas chez vous. Bon sang, je t’ai offert tout un pays. » Et jusqu’à ce qu’on arrive devant notre immeuble, il a continué à répéter : « Je t’ai offert tout un pays. » L’enfance éparpillée. Je referme la boîte.

publié en 2025


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