Carmilla - Joseph Sheridan LE FANU



Après que leur carrosse ait versé dans une ornière, un gentilhomme accepte d'héberger Carmilla, la fille d'une voyageuse ; la fille semble éprouvée par l'accident et la mère évoque l'obligation de poursuivre son itinéraire sans délai. C'est ainsi que Carmilla est introduite de leur plein gré dans la maison de ses hôtes qui ne tardent pas à être avertis d'étranges morts dans les environs depuis quelques temps. Les victimes sont prises d'une morbide apathie, voire d'étouffements. Laura, la fille du gentilhomme, est d'abord épouvantée de faire la connaissance de Carmilla qui ressemble étrangement à la femme qui est apparue dans l'un de ses plus angoissants cauchemars, mais elle finit par apprécier sa compagnie et succombe à son charme, à son envoûtement : Carmilla est si belle, si étrange, si mystérieuse. Bien que taisant de nombreux secrets sur ses origines, Carmilla lui promet un amour éternel ! 

Comme le livre précédent que j'ai lu de l'auteur (Le mystérieux locataire), Carmilla est un récit fantastique mais moins épouvantable cependant. L'histoire nous est contée par Laura elle-même, après la mésaventure d'avec Carmilla, ce qui donne au lecteur une invitation à la découverte de cette histoire formidable en compagnie de la victime.

Contrairement à la plupart des critiques lues sur ce livre, je n'ai pas trouvé Laura si naïve : elle est bien consciente du danger mais son esprit est victime d'hallucinations incontrôlables.
Je me demande si vous vous sentez aussi étrangement attirée vers moi que je me sens attirée vers vous. Je n’ai jamais eu d’amie : vais-je en trouver une à présent ? Elle soupira, et ses beaux yeux noirs me lancèrent un regard passionné. Or, à vrai dire, cette belle inconnue m’inspirait un sentiment inexplicable. J’étais effectivement, selon ses propres termes, « attirée vers elle », mais j’éprouvais aussi une certaine répulsion à son égard. Néanmoins, dans cet état d’âme ambigu, l’attirance l’emportait de beaucoup. Elle m’intéressait et me captivait car elle était très belle et possédait un charme indescriptible.
De même, je n'ai absolument pas déniché l'ombre d'allusion d'homosexualité ! Oui il y a des passages déclaratifs mais tout cela reste superficiel. Pour moi, Carmilla souhaite transformer Laura afin qu'elle soit elle aussi éternelle :
...je vis de ta vie ardente, et tu mourras, oui, tu mourras avec délices, pour te fondre en la mienne. Je n’y puis rien : de même que je vais vers toi, de même, à ton tour, tu iras vers d’autres, et tu apprendras l’extase de cette cruauté qui est pourtant de l’amour. Donc, pour quelque temps encore, ne cherche pas à en savoir davantage sur moi et les miens, mais accorde-moi ta confiance de toute ton âme aimante. Après avoir prononcé cette rapsodie, elle resserrait son étreinte frémissante, et ses lèvres me brûlaient doucement les joues par de tendres baisers.
ou encore avec ce passage :
Tu ignores combien tu m’es chère ; sans quoi, tu n’imaginerais pas que je te mesure ma confiance le moins du monde. Mais je suis liée par des vœux bien plus terribles que ceux d’une nonne, et je n’ose pas encore raconter mon histoire à personne, même à toi. Pourtant le jour approche où tu sauras tout. Tu vas me juger cruelle et très égoïste, mais l’amour est toujours égoïste : d’autant plus égoïste qu’il est plus ardent.
J'ai bien aimé ce court roman fantastique que l'auteur sort l'année avant sa mort. Ce personnage charmant et vénéneux qu'est la femme vampire inspira de nombreux auteurs (Bram Stoker et son Dracula par exemple), mais je reste avant tout admirative de l'invention et de la prose de l'auteur qui, je me répète, est l'un des plus impressionnants à mes yeux car il mêle l'étrange au comique. Voici la manière dont il présente le saltimbanque qui passe au château de Laura :
Il avait aussi un violon, une boîte d’accessoire de prestidigitateur, deux fleurets et deux masques accrochés à sa ceinture, et plusieurs autres boîtes mystérieuses pendillant tout autour de lui. Il tenait à la main une canne noire à bout de cuivre. Un chien maigre au poil rude le suivait comme une ombre : mais, ce jour-là, il s’arrêta devant le pont-levis dans une attitude soupçonneuse, et, presque aussitôt, se mit à pousser des hurlements lugubres.

Anke Merzbach

Ce personnage pourtant loufoque et atypique apporte l'humour nécessaire :
Votre noble amie, à votre droite, est pourvue de dents extrêmement tranchantes : longues, fines, pointues – comme une alêne, comme une aiguille ! Ha, ha, ha ! grâce à mes yeux perçants, j’ai vu cela de façon très nette. Si la noble demoiselle en souffre (et je crois qu’elle doit en souffrir), me voici avec ma lime, mon poinçon et mes pinces. S’il plaît à Sa Seigneurie, je vais les arrondir, je vais les émousser : elle n’aura plus des dents de poisson, elle aura les dents qui conviennent à une si belle demoiselle. Hein ? La demoiselle est-elle mécontente ? Me serais-je montré trop hardi, et l’aurais-je offensée sans le vouloir ? En vérité, la demoiselle avait l’air fort courroucé, tandis qu’elle s’écartait de la fenêtre.
Je cherche d'autres romans de l'auteur qui m'inspire beaucoup et dont je me sens assez proche, comme j'aurais aimé écrire ceci, simple, efficace et tellement vrai !
Mais les rêves traversent les pierres des murs, éclairent des chambres enténébrées ou enténèbrent des chambres éclairées ; et leurs personnages, narguant tous les serruriers du monde, font leurs entrées ou leurs sorties comme il leur plaît.
Pour finir, Le Fanu a fort judicieusement donné une fin raisonnable à son récit et je l'en remercie car je déteste les fins ouvertes ou qui s'achèvent dans la précipitation comme si l'auteur voulait se débarrasser d'un fardeau trop lourd.

sorti en 1872


Illustration d'entrée de billet : Louis Janmot "sur la montagne" (1853)

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