Les domaines hantés - Truman CAPOTE



Peu après la mort de sa mère, Joel, un adolescent de 13 ans qui vit à la Nouvelle-Orléans avec Ellen, sa tante et la fille de celle-ci, reçoit une lettre de son père, un aventurier qu'il n'a jamais vu et qui l'invite dans son domaine dans le Mississipi. Joel entreprend donc seul le voyage (320 km) qui semble au départ assez organisé mais il a bien du mal à rejoindre le manoir assez éloigné de la ville. Arrivé à destination, il est reçu par Miss Amy qui a épousé son père, Randolph, son cousin, tous deux trentenaires, ainsi que Missouri, une servante noire de 24 ans, surnommée Zoo. C'est Miss Amy qui a écrit la lettre en se faisant passer pour le père du garçon afin d'avoir un peu d'aide à la maison.
Quelques temps après, il fait enfin la connaissance de son père (Ed Sansom), un invalide aphasique, incapable de se débrouiller seul, qui semble ne plus avoir conscience de ce qui l'entoure (un "légume"), qui reste constamment alité à la suite d'une blessure par balle. Joel fait également connaissance d'Idabel et Florabel, deux jumelles de son âge, se lie d'amitié avec Idabel, un garçon manqué, qui s'oppose cruellement à la douce Florabel. Il y a aussi le grand-père de Zoo, un vieil homme singulier qui fait grande impression sur Joel. Et encore Little Sunshine, un ermite qui vit dans la ruine du Cloud Hotel abandonné depuis des dizaines d'années.

Entre tous ces personnages plus fantasques les uns que les autres, Joel tente de trouver sa place dans une maison hors du temps qui n'offre aucun confort moderne, encombrées de meubles et souvenirs, où apparaissent des fantômes.
Maintenant, à treize ans, Joel était plus près de connaître ce que c’est que la mort qu’à aucun autre moment de   sa vie, une fleur s’épanouissait à l’intérieur de lui-même, et bientôt, quand tous les pétales serrés se déploieraient, quand sa jeunesse à son zénith brillerait de l'éclat le plus vif, il se retournerait comme d’autres l’avaient fait avant lui pour chercher l’ouverture d’une porte différente. Dans les bois qu’ils traversaient il y avait un siècle et plus que le chant infatigable des alouettes s’élevait, que des armées   de grenouilles galopaient dans le clair de lune ; des étoiles étaient tombées à cet endroit même, des flèches d’indiens aussi ; des Nègres y avaient dansé au son de la guitare, y avaient chanté des complaintes, des histoires d’or caché par les bandits, des chants de tristesse, des ballades de fantômes, ballades du temps jadis, du temps d’avant la naissance.
Il trouve refuge dans les rêves, la nature merveilleuse et mystérieuse qu'il explore au fil de ses promenades avec Idabel, rêvant de s'y aventurer tel un saltimbanque pour échapper à un destin qui l'effraye.
Et s'il décidait brusquement de se mettre à courir sur les routes ? Ca serait peut-être amusant d'avoir un orgue de Barbarie et un petit singe. (p.63)
   

Grande admiratrice de Capote, je ne voudrai pas que ma modeste chronique ne soit pas à la hauteur que j'espère atteindre en l'écrivant car les avis que j'ai pu lire jusqu'alors, me laisse perplexe car j'ai l'impression de ne pas avoir lu le même roman. Ma chronique a une double fonction : 1) écrire mes remarques et impressions, 2) donner envie ou pas de choisir ce roman plutôt qu'un autre. Ici je vais devoir développer car j'ai envie de donner des citations pour illustrer le développement de l'histoire.

Première œuvre de Truman Capote, j'ai cherché en vain à trouver le livre et j'ai pu le télécharger il y a quelques semaines sur ma liseuse.

Comment ne pas tomber sous le charme de sa prose précise, poétique, extraordinaire, explorant de nombreux sujets sociétaux, l'air de rien : racisme (vis à vis des noirs du roman), victime de violences conjugales, tentative de meurtre et de viol (Zoo), démence (mari de Zoo), homosexualité, alcoolisme et drogue (Randolph), et tant de choses que je vais tenter d'illustrer.

Randolph se pencha sur la rampe, au premier, les mains croisées dans les manches d'un kimono ; ses yeux étaient vagues, vitreux, des yeux d'ivrogne et, s'il vit Joel, il n'en donna aucun signe. (p.111) 

Complétement étranger dans sa nouvelle maison peu hospitalière et où la liberté tue la liberté, Joel échafaude le plan de rentrer chez Ellen.

Chez lui, Ellen passait son temps à donner des avis superflus, mais maintenant il aurait voulu pouvoir fermer les yeux et, en les rouvrant, la trouver debout devant lui. Elle saurait ce qu'il faut faire. (p.87).

Joel cherche à trouver auprès des adultes valides de la maison : Randolph ou Amy, des liens qui l'aideraient à se sentir chez lui mais ces deux-là sont bien trop repliés dans leur passé perdu (amours perdues) pour s'inquiéter des états d'âme d'un enfant. Il peut heureusement compter sur Zoo qui semble de tous la plus normale, bien que seulement âgée de 11 ans de plus que lui.

C'avait été une drôle de soirée, car Randolph n'avait pas quitté sa chambre et Amy, en garnissant des plateaux, un pour Randolph, l'autre sans doute pour Mr. Sansom ne s'était arrêtée à table que le temps d'avaler un verre de petit-lait. Mais Joel avait causé, et en causant il avait oublié ses soucis, et Zoo savait des histoires fantastiques, tristes et drôles, et de temps en temps leurs voix s'étaient mêlées, avaient formé un chant, une complainte de cuisine d'été. (p.109)

De ce conte cruel rempli d'écorchés, Joel s'adapte, tente de lier des alliances, cherche à séparer la réalité et le mensonge (ce qui n'est pas facile). Il est agréablement surpris par tant de choses et effrayé par tant d'autres. Capote nous envoûte dans sa prose toute en clair obscur, c'est ainsi que je vois le livre.

Au milieu de tant d'ors pâlis, des soies passées reflétées dans des miroirs lourds d'ornements, il avait l'impression d'avoir mangé trop de bonbons. Bien que la chambre fût très grande, l'espace qui y restait libre ne dépassait guère un pied. Tables sculptées, sièges de velours, candélabres, une boite à musique allemande, des livres et des tableaux, tout cela semblaient être entré par les fenêtres au cours d'une inondation et être resté là au hasard du naufrage. (p.127)

Dans le roman, la plupart des mystères sont dévoilés au fur et à mesure : c'est Randolph pris d'hallucinations suite à l'abandon de son amant qui tire sur Ed lequel s'effondre et s'écroule au bas d'un escalier.

Pendant deux jours il resta étendu, recroquevillé sur son lit, baignant dans son sang, tantôt gémissant, tantôt hurlant, les doigts sur les grains d'un chapelet. Il t'appelait, il appelait sa mère et le Seigneur. Je ne pouvais rien faire. Alors Amy arriva au Landing. Elle fut très bonne. Elle trouva un docteur, un petit nain noir sans beaucoup de scrupules. (p.141) 

Alors que la fin du roman arrive (trop vite), il semble que le récit s'étouffe comme dans une forêt vierge. Joel est en proie a des cauchemars, des hallucinations : un visage masqué lui apparait.

_ Dites, dites, qui êtes-vous ? Etes-vous quelqu'un que je connais ? Êtes-vous morte ? Êtes-vous mon amie ? Mais la tête peinte, sans corps, ne pris jamais naissance derrière son masque et ne révélât rien.

_Êtes-vous quelqu'un que je cherche ? demanda-t-il sans savoir ce qu'il voulait dire, mais certain que, pour lui comme pour les autres, une telle personne existait : Randolph avec son almanach (il passe son temps à écrire poste restante à toutes les adresses dans l'espoir que son amoureux reçoive un jour ses lettres), miss Wisteria (la naine du cirque où il se rend avec Idabel) et sa chasse à la lampe de poche, Little Sunshine (l'ermite) avec le souvenir d'autres voix, d'autres chambres (le titre du roman en anglais) ; tous se rappelaient, ou n'avaient jamais su. (p.208)

Etonnant voyage spirituel et initiatique, "Les Domaines hantés" laisse une impression de folie et de d'espoir : oui nous sommes seuls au monde à jamais et il est compréhensible d'oublier cela en se réfugiant dans un monde protecteur, qu'il soit physique ou spirituel.

A la fin, Joel décide de quitter le Landing où il comprend qu'il n'a aucun avenir. Ellen n'est-elle pas venue le reprendre ? 

À une de ces fenêtres quelqu’un le surveillait. Tout son corps se pétrifia, sauf les yeux. Eux savaient. Et c’était la fenêtre de Randolph. Peu à peu le soleil aveuglant s’égoutta de la vitre, s’assombrit, et on eût dit que la neige s’était mise à tomber. Les flocons dessinèrent des yeux de neige, des cheveux. Un  visage trembla comme une belle phalène blanche, sourit. Elle lui fit signe, dans sa lumière d’argent, et il comprit qu’il lui fallait partir. Sans peur, sans hésiter, il marcha jusqu’à la haie du jardin où, comme s’il eût oublié quelque chose, il s’arrêta et se retourna pour voir l’azur sans fleurs qui descendait, et le petit garçon qu’il laissait derrière lui. (fin)


"Others voices, others rooms" roman de 1848
traduit en français en 1949 titre "les domaines hantés"

En 1995, un film (non vu) livra une adaptation du roman (à priori pas très fidèle).



Illustration d'entrée de billet : Edgar Ende

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