L'invention de la solitude - Paul AUSTER

L'histoire (essai en deux parties)

1/ Portrait d'un homme invisible (nouvelle, 65 pages) A la mort de son père, un écrivain (Paul Auster) remonte le long de ses souvenirs et tente de justifier l'étrange manière de vivre de son père par l'enfance particulière que celui-ci a eut, entre sa mère dominatrice et une fratrie très unie mais imposante.

2/ Le livre de la mémoire (essai et récit, 100 pages) Succession de textes (notés "Livre de la mémoire. Livre 1" jusquà "... Livre 13") décrivant des souvenirs personnels ainsi que l'importance de la mémoire, elle-même trahie par l'impression qui nous reste et les mots que l'on choisit pour en parler.

Mon avis
Ceci n'est pas un roman. Autant le savoir avant de se lancer dans sa lecture car nous avons besoin de toute notre attention pour aborder ce livre. Paul Auster nous parle d'abord de son père, cet homme invisible qui ne fut pas tout à fait le père qu'il aurait souhaité : charmant et familier, attentif et attentionné. Un homme qui a vécu en bordure des autres et de lui-même. Après avoir passé en revue la personnalité de son père, qui a influencé la sienne, forcément, Paul Auster se lance dans une représentation fouillée de la mémoire : la sienne, celle de ses proches et, puisque tout est un tout dans l'univers, Paul Auster décortique un peu certains écrits aussi variés que le "Pinocchio" de Collodi dans lequel Paul Auster distingue l'essence de tout désir d'écriture : tremper sa mémoire dans l'encrier pour écrire et décrire l'impression qu'elle nous laisse, ou encore des extraits d'Anne Franck, de Marcel Proust. Paul Auster revisite également des souvenirs familiaux et évoque subtilement la grille d'évènements du hasard : se retrouver dans un pays étranger à l'exacte place d'un aïeul quelques années plus tôt, ou encore penser à quelqu'un qui devrait être à 1000 lieues et le voir surgir devant ses yeux. Fascination du hasard et des probabilités de réalisation de celui-ci. Paul Auster, j'allais écrire évidemment, parle de l'écriture. De son pouvoir, de l'écrivain et de la manière dont il ment en choisissant des mots plutôt que d'autres en fonction de ce qu'il souhaite dire : peut-être pas LA vérité mais UNE vérité qui est la sienne. Paul Auster parle des mots qui sont comme des éléments interagissant entre eux, parfois vides de sens tout seuls mais tout d'un coup importants lorsqu'ils sont associés ou mis en évidence en compagnie ou par comparaison à d'autres. Paul Auster étudie la douceur lumineuse d'un tableau de Vermeer, et se dit qu'un tableau vous parle non seulement du peintre mais aussi de sa créature : en le regardant vous pouvez entendre ou ressentir ce que dit ou ressent le personnage.

...au bout de quelques temps, il commence presque à entendre sa voix intérieure tandis qu'elle lit la lettre qu'elle tient dans ses mains. Si enceinte et si calme dans l'immanence de sa maternité, avec cette lettre prise dans le coffret et que sans doute elle lit pour la centième fois, et là, accrochée au mur à sa droite, une carte du monde, l'image de tout ce qui existe au dehors de la chambre : cette lumière doucement déversée sur son visage, brillant sur sa tunique bleue, le ventre gonflé de vie, et tout ce bleu baigné de luminosité, une lumière si pâle qu'elle frôle la blancheur.(p.145)

Car Paul Auster le dit tout net : l'écrivain joue. L'œuvre littéraire est un substitut du jeu (p 170) mais celui qui écrit le plus réellement, parce qu'il ignore les mots, c'est l'enfant qui n'en a pas conscience : l'enfant qui joue évoque dans sa tête des histoires, de vraies histoires, les seules vraies histoires possibles. Comme un enfant qui s'invente des histoires, qui fait voler son camion ou qui pose une brique supplémentaire sur un édifice qui dans la réalité s'écroulerait, l'écrivain joue avec sa propre réalité. Y compris l'écrivain qui se raconte : son autobiographie est-elle le reflet de la réalité ou celui de sa propre conscience ?
Colloli l'utilise (Pinocchio) comme un instrument pour écrire sa propre histoire. Ceci sans nulle complaisance pour une psychologie primaire. Colloli n'aurait pu réussir ce qu'il a entrepris avec Pinocchio si le livre n'avait été pour lui un livre de mémoire. (p.169)
Paul Auster avoue que le meilleur moyen pour un écrivain de se raconter c'est sans doute de se projeter dans une fiction, un récit qui semblera à quelqu'un d'autre "inventé" mais dont seul l'écrivain aura la clef du code de décryptage. Sans oublier l'importance de la filiation : un homme est fait de son père et lui même se retrouve en son fils. Observer l'autre, c'est aussi s'observer soi-même. On n'existe pas seul mais parce que d'autres sont là, ont été ou seront.



Un livre dense que j'ai eu pour ma part assez de mal à finir : je n'avais pas l'intention de lire un essai sur la création, l'écriture, ou la découverte de "qui nous sommes dans ce monde" et je m'attendais donc à un roman plus fluide et divertissant, au lieu de quoi je suis restée plusieurs semaines le nez plus ou moins plongé dans ce livre en fonction de mes temps libres. Ceci étant, Paul Auster sait toujours retenir mon attention, même si je lui suis infidèle, car Paul Auster est un peu en chacun des poètes. Un mot encore, au sujet du titre. L'invention de la solitude n'est pas tant (pour moi) la solitude elle-même, mais ce qui arrive lorsqu'on la ressent : la solitude permet de se trouver, sans elle, trop de perturbations empêchent la création. L'écrivain doit donc POUVOIR être seul, se couper de ses origines ou de ses attaches pour commencer à créer, à INVENTER.
Je pense néanmoins que cette colère couvait au fond de lui en permanence. Telle sa maison, qui paraissait bien en ordre alors qu'elle se désagrégeait du dedans, cet homme calme, d'une impassibilté quasi surnaturelle, subissait pourtant les tumultes d'une fureur intérieure incoércible. Toute sa vie, il s'était efforcé de d'éviter la confrontation avec cette force en entretenant une espèce de comportement automatique qui lui permettait de passer à côté. En se créant des routines bien établies, il s'était libéré de l'obligation de s'interroger au moment de prendre des décisions. Il avait toujours un cliché aux lèvres ("un beau bébé, je te félicite") en place des mots qu'il aurait dû se donner la peine de chercher. Tout ceci tendait à effacer sa personnalité. Mais c'était en même temps son salut, ce qui lui permettait de vivre. Dans la mesure où il était capable de vivre. (p.36. Paul Auster parle de son père dans "Portrait d'un homme invisible")




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