Kafka sur le rivage - Haruki MURAKAMI



Tokyo. De nos jours. Un jeune garçon fait une fugue le jour de ses 15 ans. Il désire s'éloigner de son père qui lui a fait une insupportable prédiction : il sera celui qui va tuer son père, coucher avec sa mère et sa soeur. Il parvient jusqu'à une étrange bibliothèque. Plus loin, Nakata, un vieil homme, est persuadé qu'il doit accomplir une étrange mission, une sorte de devoir de mémoire. Les deux esprits sont liés, à l'insu de leur plein gré...

Mon avis
Amis cartésien, abstenez vous de la lecture de ce roman ! Votre raison ne tiendrait pas la torsion et il y aurait rupture irréversible dans votre conscience. L'histoire met en parallèle deux personnages principaux qui semblent opposés mais qui possèdent un lien invisible. Ci dessous, voici, ma petite carte pour préciser les itinéraires de nos deux héros :


Kafka a 15 ans et son esprit est plein, plein de doutes, de désirs, de questions. Il vit seul avec son père. Il ne sait pas qui est sa mère, juste qu'elle est partie ; elle l'a abandonnée lorsqu'il avait 4 ans en s'enfuyant avec sa soeur aînée. Il ne sait pas pourquoi ce choix, cette absence, pourquoi cette horrible trou dans son existence.
Du fond d'un autre tiroir, je sors une photo de moi et de ma soeur aînée quand nous étions petits. Nous sommes sur une plage, souriants, l'air heureux. Ma soeur est tournée de côté, une moitié de son visage dans l'ombre. Son sourire ainsi découpé au milieu lui donne l'air d'exprimer deux sentiments opposés, comme sur ces masques de tragédie grecque qui ornent certains livres de classe. Ombre et lumière. Espoir et désespoir. Rire et tristesse. Confiance et solitude. Quant à moi, je regarde droit vers l'objectif, sans la moindre hésitation. Nous sommes seuls sur la plage, en tenue de bain .../... Il n'y a aucune autre photo de ma mère. Apparemment, mon père a jeté toutes celles où elle figurait. (p.11)
Nakata est un vieil homme de 60 ans et son esprit est vide, depuis ce jour où, à 6 ans, il perdit connaissance dans la forêt. Ce jour là, il entra dans un autre monde et y laissa sa conscience. Réveillé de son coma, il ne sut plus jamais écrire, ni lire. Il n'eut plus jamais de doutes, de désirs, de questions. Sa conscience fut en quelque sorte débranchée.
Sa conscience était revenue ; médicalement, il était en parfait état de santé. Très vite, cependant, on a pu constater qu'il était devenu totalement amnésique. Il ne se rappelait même pas son nom. .../... Il était revenu dans le monde ordinaire la tête complètement vide, pareil à une feuille blanche.(p.90)
Ces deux êtres nous emportent dans leur labyrinthe. Chacun des labyrinthes ressemble à des entrailles, celles que l'on peut apercevoir après le sacrifice d'une victime, il suffit de lui ouvrir le ventre pour deviner une forme de l'avenir, les viscères intestins dessinent le destin. Et tous deux ont des drames à cacher et à répandre.

Dans chaque labyrinthe, nos personnages ont le pouvoir de vivre dans une autre dimension, de voyager dans le temps, à la rencontre du passé, de l'avenir. Le fil du temps n'est plus tendu mais ressemble à une toile détricotée et tous les fils se mélangent comme la boule de laine sous les griffes d'un chat.

Dans le bus qui l'emmène sur l'île de Shikokun, Kafka fait connaissance de Sakura. Elle a l'âge de sa soeur. Pourrait-elle l'être ? Dans la bibliothèque commémorative de Takamatsu, Kafka fait la connaissance de la responsable, Mademoiselle Saeki. Est-elle sa mère ? Il le voudrait bien. A moins qu'il n'en soit amoureux malgré leur différence d'âge.

Kafka est titillé par son désir sexuel naissant. Nous saurons tout de son hygiène intime, de ses pulsions, de ses rêves érotiques. Murakami donne des pistes : faire l'amour ressemble à avancer dans une forêt profonde, les arbres qui se resserrent se confondent avec des bras de l'autre, ils enserrent, pourrait faire croire à la sécurité, mais au fond de soi, il y a une peur identique de se perdre en chemin. Et aucune sorte de semence ne sera apte à nous faire revenir à l'endroit où l'innocence est restée : ni les graines, ni les tâches de peinture, ni des miettes de quoi que ce soit. Il faut avancer, risquer, affronter, accepter la transgression car elle est innée, la combattre est inutile, il faut apprivoiser son âme. Accepter de traverser un miroir, y trouver cette chose qui fera que nous ne sommes plus jamais le même.
Tu es abandonné à sa volonté. Elle ondule des hanches, trace de larges courbes dans l'espace, comme si elle dessinait un plan. Ses cheveux tombent sur tes épaules, s'agitent sans un bruit telles les branches d'un saule.(p.382)
Nakata de son côté est poussé à faire des actes qu'il ne peut qu'exécuter. Habitué à subir, il devient une sorte d'instrument, et malgré son handicap, il parvient lui aussi à la bibliothèque de Takamatsu, où Mademoiselle Saeki lui confie un bien étrange manuscrit.

Comme je le disais plus haut, ce livre n'est pas pour les lecteurs rationnels : ici, nous n'avons pas de contours, pas de logique, et surtout, nous n'avons pas réponse à toutes nos questions. Nous ne saurons pas ce qui pousse le père à prédire à son jeune fils cette prophétie œdipienne. Pas plus que nous saurons pourquoi la mère a abandonné son fils. Nous ne saurons pas exactement ce qui est arrivé aux enfants dans la forêt pendant la guerre, nous n'aurons que nous même pour faire plier l'inconnu. Nous ne saurons pas pourquoi il nous semble que Kafka se confond avec le petit ami de Melle Saeki, mort de manière épouvantable. Nous ne saurons pas comment Kafka et Nakata sortent de leur corps pour accéder à une dimension inconnue dans laquelle ils peuvent interagir avec la réalité. Au contraire de son récit, Murakami ouvre des portes qu'il ne referme pas, alors nous restons pour toujours cloitrés dans ce petit village hors du temps caché dans la forêt. A épier le monstre rampant qui pourrait bien vouloir pénétrer dans ce sanctuaire.

Une lecture âpre, parfois violente, mais fabuleusement hypnotique : dès les premières pages, nos yeux se transforment en ventouses collées au récit : impossible de s'en détacher. Le style mes amis ! Le style, la poésie, le rythme du récit, entrecoupant les récits, un coup chez Kafka, un coup chez Nakata, un autre coup dans les dossiers secrets de l'armée. Voilà, oui, voilà les ingrédients qui font de nous des pisteurs : notre nez a flairé de quoi remplir notre panier, nous allons ramasser tout ce qu'il faut pour contenter nos envies de lire un beau et bon livre.

En bonus
Une photo du pont qu'empruntent Nakata et le jeune chauffeur providentiel Hoshino :

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