Sarn - Mary WEBB


Angleterre. 1811. Prue Sarn, une jeune fermière de 16 ans affligée d'un bec de lièvre trouve réconfort dans l'écriture et dans une soumission quasi absolue à son frère ainé Gédeon qui lui promet richesses et soins dès qu'ils auront gagné suffisamment leur vie. Mais Gédéon se transforme en forcené du travail, au point de détruire autour de lui tout amour.

Tout prenait un autre aspect, plus clair, plus beau, comme il arrive parfois dans ces matins brillants qui succèdent à la pluie et font dire : "La journée est belle, le coucou va monter au ciel."
Seulement le jour n'y était pour rien ; c'était bien autre chose. Je ne me souciais point de savoir quoi. Lorsque l'oiseau des bois arrive dans son arbre, il ne demande pas qui l'a planté là ni comment les hommes le nomment, car cet arbre est tout pour lui ; de même ce que j'avais en cet instant était tout pour moi.
.../...
Quand il m'advint ensuite de ne plus savoir de quel côté me tourner, je courais au grenier, et c'était comme un fruit savoureux que je trouvais dans une écorce amère. (p.74)
Mon avis
Le passé n'est que le présent devenu invisible et muet ; c'est pourquoi ses lueurs et ses murmures sont infiniment précieux. Nous sommes le passé de demain. En cet instant même, nous glissons comme ces images peintes sur le cadran mobile des anciennes horloges : un navire, une maison, le soleil et la lune, un bouquet. Le cadran tourne, le navire monte et s'enfonce une fois de plus, le soleil jaune se cache, et nous, qui étions toute nouveauté, nous acquérons un charme magique par notre disparition. Dès la préface de Jacques de Lacretelle le ton est donné, qui sera du type de ceux qui ne me laisse pas indifférente. Voilà un livre que je classe comme "magique", ce qui coule de source dans la mesure où il m'a été offert par une très proche amie. Sarn est un village, le nom d'une famille et aussi le patronyme de maîtres des lieux. Sarn abrite aussi un vaste étang au fond duquel repose un village :
"...les cloches d'un village englouti, résonnant dans ses profondeurs."

Prue, une jeune fille défigurée par un bec de lièvre trouve refuge dans le grenier de la maison dans lequel elle trouve une véritable paix intérieure et où elle peut tranquillement écrire son journal intime.
La porte avait un grand verrou de bois que je tirais d'habitude dans raison puisque ce grenier était un lieu perdu où n'entraient jamais que le tisserand en tournée, Gédéon à l'époque de la cueillette des pommes, ou moi-même. Personne n'aurait eu l'idée de venir m'y chercher, et cela me tenait lieu à la fois de salon et d'église. (p.75)

Car Prue est une privilégiée : elle apprend à lire et écrire auprès de Beguildy, le rebouteux du coin, qui fera son malheur et son bonheur.
Alors Mme Beguildy me pria de faire le brouillon des invitations pour le lui montrer. Toutes deux en furent satisfaites, bien qu'elles fussent aussi incapables de lire ce que j'avais écrit que deux papillons essayant de déchiffrer l'inscription d'une borne. (p.119)
Le malheur, c'est que Beguildy ne peut pas voir son frère Gédéon en peinture : il lui voue une haine féroce, ce qui ne s'arrange pas lorsque sa fille ainée Jancis et Gédéon décident de se marier.

Le bonheur, c'est que Prue sachant écrire peut ainsi rédiger les lettres que Gédéon envoie à sa promise le temps de son éloignement, lettres qui seront lues par Kester le tisserand, l'amoureux de Prue, qui, de son côté, est chargé de rédiger les réponses de la fiancée. Prue et Kester se dévoilent ainsi par des lettres mises en abyme dans les missives qu'ils écrivent au nom de Gédéon et Jancis.

Ce roman est un pur joyau de leçon de vie, de destin, d'humanité, de force intérieure. Où l'on peut lire une explication originale de notre destinée selon laquelle les hommes les plus épouvantables n'ont pas choisi leur rôle :
Nous ne sommes pas en cela très différents des bêtes qui, dans les ténèbres de leur esprit, font le mal sans le savoir ; elles se gorgent de sang, sautent sur leur proie, crient dans la nuit, et cependant sont aussi innocentes qu'un bébé. Nous sommes assez semblables aussi à l'orage qui dévaste la forêt, au feu affamé qui dévore des vies humaines en un instant, à l'eau qui engloutit nos frères. Tout cela fait partie du drame. Mais si nous sommes choisis pour un rôle agréable et joyeux, ne devons-nous pas, par reconnaissance, secourir les moins fortunés, et remercier même la pauvre marionnette qui travaille sans cesse à nous nuire ? Car les choses eussent pu être tout à l'opposé. (p.208)
J'avoue ne pas forcément adhérer à cette explication, qu'importe, la lecture nous permet également d'ouvrir de nouvelles portes. Sarn est également un hymne à la nature, à la campagne, aux détails échappés qui reviennent se poser précieusement lorsque l'on prend le temps de vivre.
C'était le meilleur moment de l'année pour notre étang ; dans les chauds après-midi tout paisibles, l'eau bleu clair et tranquille paraissait si douce que nul n'eût jamais cru qu'on pût s'y noyer.C'est dans cet étang que finiront Gédéon, Jancis et leur bébé, noyés, unis dans la mort devant le dieu qui hante l'église engloutie... (p.248)
Notons également au passage, les fréquentes comparaisons des humains aux oiseaux, comme dans la trilogie de Titus à Gormenghast de Mervyn Peake :
Mais je pleurais longtemps ma pauvre mère qui, dans son cercueil, ressemblait à un oiseau gelé dont l'hiver a abrégé les jours. (p.319)
Il est bon de retrouver au fil de certaines lectures ce qui ressemble à des intérêts familiers, des impressions semblables au frôlement d'un chat heureux de notre retour dans son antre.

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