Voyage au bout de la nuit - Louis-Ferdinand CÉLINE


Survivant d'une guerre absurde, un homme, Ferdinand Bardamu, recherche dans le monde une chose capable de le réconcilier avec la nature humaine. De l'Europe à l'Afrique, puis l'Amérique, et de retour en France, il ne trouve rien de tout cela. L'amour même lui échappe à maintes occasions. Devenu médecin pour se donner une certaine conscience d'être, il affronte encore le déni de bonheur et poursuit sa vie en "marge" des autres, comme un observateur.

Une longue raie grise et verte soulignait déjà au loin la crête du coteau, à la limite de la ville, dans la nuit ; le Jour ! Un de plus ! Un de moins ! Il faudrait essayer de passer à travers celui-là encore comme à travers les autres, devenus des espèces de cerceaux de plus en plus étroits, les jours, et tout remplis avec des trajectoires et des éclats de mitraille. (p.46)

Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes manières de crever, soit par l'indifférence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue. S'ils se mettent à penser à vous, c'est à votre torture qu'ils songent aussitôt les autres, et rien qu'à ça. On ne les intéresse que saignants les salauds ! Princhard à cet égard avait eu bien raison. Dans l'imminence de l'abattoir, on ne spécule plus beaucoup sur les choses de son avenir, on ne pense guère qu'à s'aimer pendant les jours qui vous restent puisque c'est le seul moyen d'oublier son corps un peu, qu'on va vous écorcher bientôt du haut en bas.
Comme elle me fuyait Musyne, je me prenais pour un idéaliste, c'est ainsi qu'on appelle ses propres petits instincts habillés en grands mots. (p.82)
Mon avis
Céline a 38 ans quand est édité Le voyage. Il s'est inspiré de sa propre expérience pour inventer ce personnage de Bardamu, une âme soeur. Céline (de son vrai nom Louis-Ferdinand Destouches) a participé à la Première Guerre mondiale en 1914 et en fut à jamais bouleversé. Cette époque-là lui a disséqué la véritable nature humaine. Malgré tous les artifices, ce n'est qu'une combinaison de cellules destinées à pourrir, ni plus, ni moins. Et rien ne sert de lutter contre cette évidence, juste peut-être tenter quelque soulagement, et de manger de temps en temps à sa faim.

Pour se faire une meilleure idée de ce que raconte le livre sur plus de 500 pages, je dirais que c'est une sorte d'épopée, une odyssée, découpée en 11 tranches :
  1. à Paris, l'engagement à partir de la place Clichy
  2. au front, avec son cheval purulant, il croise Robinson
  3. blessé, retour à Paris, rencontre de Lola, l'infirmière chargée de faire des beignets, puis Musyne, violoniste
  4. séjour à l'hospice de Bicêtre, avec les vieillards et les fous
  5. en partance pour l'Afrique, sur le bateau Amiral Bragueton
  6. à Bambola-Fort-Gono, puis Bikomimbo, il tient un magasin en pleine forêt et succède à Robinson
  7. malade, il est évacué vers l'Amérique et cherche à retrouver Lola ; enrichie, celle-ci le dépanne mais se débarrasse vite de lui
  8. il travaille dans les usines Ford à Détroit et retrouve Robinson, se lie avec Molly, une prostituée au grand coeur, la seule personne qui lui témoigne de l'amour sans rien demander en échange
  9. retour en France, il devient médecin, ne peut sauver le jeune Bébert, un garçon de 7 ans qui meurt d'une pneumonie, travaille dans l'asile du Dr Baryton avant que celui ne parte en "voyage"
  10. à Toulouse, il visite Robinson et sa fiancée Madelon, dont il devient l'amant
  11. à Paris, Madelon tue Robinson qui ne veut plus d'elle.
Holly G. me disait que chaque page du Voyage méritait qu'on s'y attarde pour relever une perle, une phrase à méditer. Je suis d'accord.
p 49 - Il existe comme ça certaines dates qui comptent parmi tant de mois où on aurait très bien pu se passer de vivre.

le métro aérien de NY - p 198 - Il bondissait en face, entre deux rues, comme un obus, remplis de viandes tremblotantes et hachées, saccadait à travers la ville lunatique de quartier en quartier.

p 210 - L'égoïsme des êtres qui furent mêlés à notre vie, quand on pense à eux, vieilli, se démontre indéniable, tel qu'il fut c'est-à-dire, en acier, en platine, et bien plus durable encore que le temps lui même.

p 216 - Tout pouvait continuer. La guerre avait brûlé les uns, réchauffé les autres, comme le feu torture ou conforte, selon qu'on est placé dedans ou devant. Faut se débrouiller voilà tout.

p 337 - Ce corps à nous, travesti de molécules agitées et banales, tout le temps se révolte contre cette farce atroce de durer. Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus vite, parmi l'univers ces mignonnes ! Elles souffrent d'être seulement "nous", cocus d'infini. On s'éclaterait si on avait du courage, on faille seulement d'un jour à l'autre. Notre torture chérie est enfermée là, atomique, dans notre peau même, avec notre orgueil.
Jacques Tardi

Elle est belle la "petite musique" de Céline, la langue qui lèche les mots comme on enveloppe un enfant stupéfié, venu au monde par hasard et s'évertuant à y trouver son compte sans se payer de mine. Il me tarde de lire Mort à crédit, annoncé comme une suite à ce voyage. Je ne sais ce que je vais y trouver. Mais ce qui est certain, c'est que ce genre de livre ne choque plus désormais. La réalité est bien plus atroce. Laissons les poètes s'amuser comme ils le veulent et laissons les nous divertir, pour peu que nous sachions à quoi cela nous sert.

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